jeudi 29 juillet 2010

Société Pourquoi nous reposons-nous ? par Pascal Ughetto

Société Pourquoi nous reposons-nous ? par Pascal Ughetto
Nicolas Sarkozy a fait du travail l'un de ses thèmes phares dans la campagne présidentielle de 2007. Si des mutations ont eu lieu ces dernières décennies dans l'organisation du travail, certains constats demeurent inchangés (inégalité, précarité). Suite de notre débat sur le travail avec le sociologue Pascal Ughetto.
Nos concitoyens semblent aujourd’hui prendre plaisir à la contradiction : ils tiennent à leurs loisirs, et même (cadres compris) se réjouissent de leur expansion au détriment du travail ; mais ils ne désinvestissent pas le travail pour autant, ils ne demandent pas une vie sans travail.

Il faut bien du dogmatisme pour ne pas voir cette double face. Et cependant, nos théories et nos morales, dans tous les camps, demeurent à principe unique et incapables d’enregistrer et d’interpréter cet état de fait.

Prenons le désormais célèbre « travailler plus pour gagner plus ». Il propose une représentation du « pourquoi nous travaillons », et même plusieurs, pas forcément compatibles. On peut lire cette formule comme stipulant que l’attachement au travail est créé et stimulé par le gain monétaire, en supposant donc un individu au comportement utilitariste et pour lequel le travail est affectivement neutre (ce n’est qu’un support de gains).

On peut aussi s’y rallier parce qu’on assimile le travail à l’effort sain : le travail est ce qui préserve du désœuvrement ou d’un penchant à l’assistance. Enfin, plus indirectement, « travailler plus pour gagner plus » fait écho aux représentations valorisant l’esprit d’entreprise : si les salariés ont manifesté, en choisissant ce statut de préférence à celui d’entrepreneur, une aversion pour le risque, d’une certaine façon, ils se rachètent s’ils vivent le travail salarié avec entrain, esprit « proactif ».

Le slogan « travailler plus pour gagner plus » suscite la répulsion du côté de ceux qui n’adhèrent pas à ces impératifs de conduite, trop moralisateurs. En creux, ceux-là suggèrent une morale inverse du non-travail : le mouvement séculaire de réduction du temps de travail n’a pas ôté leur colonne vertébrale aux individus et à nos sociétés ; les ouvriers se tiennent, ont une dignité, même avec plus de loisirs ; la société ne part pas à vau-l’eau.

Pour autant ils ne nous disent rien sur le travail lui-même : pourquoi, le travail reste-t-il valorisé ; pourquoi les salariés lui gardent-ils de l’attachement ? Autrefois, les penseurs socialistes avaient leurs théories du travail comme valeur positive (chez Marx : s’il n’est pas aliéné dans les rapports capitalistes, il est le support par lequel l’homme se transforme).

Vertu d’une société où les gens se soumettent au travail, d’un côté ; vertu d’une société où on les libère du travail, de l’autre. Mais on occulte l’ambivalence du rapport au travail. Ce que nos concitoyens nous font voir tous les jours, c’est qu’ils apprécient l’activité de travail mais aussi d’en être libérés (en fin de journée, le week-end, du­rant des vacances).

Activité s’exerçant dans un cadre salarié, libéral, bénévole, peu importe. L’essentiel est qu’il y ait activité de travail. Celle-ci occupe (l’esprit, les mains), met les personnes face à des complications qui leur résistent et qui, quand elles sont parvenues à les vaincre, les grandissent, à leurs yeux et à ceux des autres. Ne pas travailler, c’est se retrouver face à soi dans le plus grand dénuement, dans un espace vide, pour éprouver son identité.

S’occuper dans une activité de travail, ce n’est ni se fuir, ni, à l’inverse, se rencontrer directement ; c’est, entrant en interaction avec des entités, découvrir ce que l’on est susceptible d’être, s’en instruire soi-même (identité pour soi) et aux yeux d’autrui (identité pour autrui). C’est pour cela que, quand on en finit avec le travail salarié au moment de la retraite, on peut chercher à « continuer de travailler » comme bénévole.

Des épreuves, il en faut. Mais, sans contradiction, on désire simultanément pouvoir se soustraire à ces épreuves : parce qu’elles usent, parce qu’elles n’apportent pas tout, etc. C’est pourquoi nous voulons travailler et ne pas travailler tout le temps.

Le rapport des salariés au travail est aujourd’hui tissé de ces nuances. Il devient urgent de rompre avec les théories univoques si nos dirigeants politiques et d’entreprises ne veulent pas s’éloigner d’une compréhension de leurs concitoyens.
Pascal Ughetto est maître de conférences en sociologie à l'Université Paris-Est.In Témoignage Chretien

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