vendredi 29 octobre 2010

Mouvement social retraites


Débat › Que signifie le mouvement social contre la réforme des retraites ?

Point de vue

La retraite, agonie d'un mythe français

Comment saisir le sens de la mobilisation de grande ampleur autour de la réforme des retraites voulue par l'actuel gouvernement ? Pourquoi cette réforme, probablement nécessaire, soulève-t-elle une opposition aussi nombreuse, confirmée par les sondages ? Notre pays n'avait rien vu de tel depuis novembre-décembre 1995. Pourquoi les lycéens eux-mêmes, qui, lorsqu'ils auront atteint l'âge de se retirer de la vie active, vivront dans un monde radicalement différent du nôtre, sont-ils entrés dans la danse ?

La France est un pays qui vit la retraite sur le mode de l'attente et de l'espoir. Tous, nous connaissons des personnes qui, encore en pleine activité, avouent "attendre la retraite". Nos concitoyens oublient facilement qu'elle est le vestibule de la mort, qu'une fois passé son âge, l'on s'efface peu à peu de l'univers des vivants, à petit feu, jusqu'à l'extinction dernière.

Ils oublient qu'elle est le temps du déclin, des maladies, des hospitalisations. Le temps d'Alzheimer. Le temps de Parkinson. Pour exalter la retraite, ils la rêvent comme un paradis et la tiennent pour l'âge d'or de l'existence.

La retraite est la grande promesse sociale qui maintient la cohérence du tissu collectif. Sous la forme de promesse, en effet, elle tisse une série d'acceptations qui empêchent une grande partie du corps social de chavirer dans la révolte ou la violence. En ce sens, elle est ce qu'était le travail pour Nietzsche, "la meilleure des polices". Quelles acceptations ? Les maux de toujours : la précarité, l'inégalité, la soumission, l'exploitation, autrement dit le travail comme malédiction. Et aussi un mal nouveau : l'érosion des progrès sociaux, qui rendaient plus agréable, plus douce, l'existence des gens ordinaires, la crise de l'Etat-providence.

Des lycéens aux retraités, un mythe traverse la société française : la retraite. Ce fil coud ensemble une grande partie de la population, n'excluant que les plus riches et les plus pauvres, et toutes les générations. Le lycéen sait bien que la société n'a plus aucune perspective enthousiasmante à lui offrir. Mais il pense qu'existe un au-delà à cette vie déchiquetée entre emplois précaires et chômage : la retraite.

Un paradis qui devrait concentrer le meilleur de la vie : le bonheur sans les soucis. Ils veulent bien alterner travail et chômage, appartements et squats, souffrir et galérer, ramer de RMI en RSA, mais que ce soit dans l'attente de ce paradis. La réforme le rend, à leurs yeux, à la fois plus éloigné et plus incertain.

Toute la vie, la retraite offre l'espoir d'une vie meilleure. Elle est le Graal dont le salariat est la quête. Elle dessine la figure d'un paradis aussi heureux qu'assuré, tout le monde étant destiné à y accéder. Elle est la période de la vie pour laquelle on forme mille projets. L'existence est fantasmée en parcours de Dante : connaître l'enfer, passer le purgatoire, puis parvenir enfin au paradis des jours heureux. La retraite est alors perçue sous l'aspect de la récompense pour avoir accepté sans flancher toute une vie "de galères".

Mythe survivant

Les citoyens perçoivent plus que ce que cette réforme dit explicitement. Elle tente courageusement de sauver la retraite par répartition, ils y voient la fin d'un monde. C'est que cette réforme joue, dans la psychologie collective, le même rôle que l'invention de la psychanalyse selon Freud, venant après Galilée et Darwin : révélant la réalité, interrompant le rêve, elle est la dernière des désillusions. Elle réduit à néant l'ultime croyance sociale issue du XXe siècle.

Chacun le comprend : la retraite, si elle réussit à être préservée, arrivera de plus en plus tard dans l'existence, sera difficile, se révélera paupérisante ; bref, elle sera à l'image de la vie laborieuse, dans la continuité avec elle. Ni la vie active ni la retraite ne seront plus jamais un long fleuve tranquille.

La croyance en la retraite est le mythe survivant aux deux désenchantements majeurs des derniers siècles. Les représentations collectives viennent, en cent cinquante ans, de connaître deux grandes pertes : le paradis transcendant, post mortem, promis par les religions en échange de la vertu, et le paradis immanent qui s'est, l'espace d'une centaine d'années, substitué à lui, promis par le marxisme.

L'agonie d'une croyance est toujours convulsive, nécessitant des rites. La réalité contraint le peuple français, sur certaines de ses croyances, à un travail de démythologisation. Paradoxalement, et à son insu, le mouvement social de cet automne accomplit ce travail.

Ainsi, les imposantes manifestations de ces derniers temps sont-elles, malgré les couleurs vives des banderoles, la gaieté des chants et des rythmes musicaux, des cortèges funèbres : ils portent à sa dernière demeure, le grenier de l'histoire, un mythe social bien français, la retraite.

Robert Redeker, philosophe

mercredi 20 octobre 2010

face à l'inacceptable résister



Salim Abdelmadjid

04.09.10 | 14h23 • Mis à jour le 06.09.10 | 09h40 (Le Monde)
Depuis le soir du 6 mai 2007, nous sommes un peu plus de quelques-uns à nous considérer comme des résistants. Jusque-là, nous avons tenu : nous avons encaissé le coup et nous l'endurons depuis avec constance. Mais nous n'avons pas encore produit l'impulsion nécessaire au renversement des forces.
L'une des expressions les plus communes et les plus fréquentes de cette latence est une certaine gêne que nous sommes nombreux à avoir ressentie ces dernières années. C'est celle que nous éprouvons, par exemple, quand confrontés à un nouvel acte odieux, nous nous raidissons, nous élevons la voix, parfois même nous crions, et que nous trouvons à côté de nous quelqu'un pour nous dire à peu près ceci : "Du calme, tout de même, nous ne sommes pas en situation de fascisme."
La gêne et le silence qui nous saisissent alors ne viennent pas de l'impression que nous aurions d'avoir été excessifs : nous savons bien que M. Sarkozy n'est pas Pétain et que son régime n'est pas non plus fasciste ; et nous savons aussi bien que nous avons raison de nous y opposer entièrement. Ils naissent plutôt de la difficulté que nous ressentons à traduire pour notre interlocuteur le cri en un concept, par la démonstration de ce qu'il y a de commun entre la résistance que nous exigeons pour aujourd'hui de nous-mêmes et celle qui, il y a soixante-dix ans, donna au mot de résistance un sens nouveau et définitif dans la langue française.
Une analyse de cette gêne et de ce silence pourrait-elle aider à comprendre ce que signifie en France, aujourd'hui, résister, et permettre ainsi de déterminer quelques-unes des conditions du troisième temps constitutif de toute résistance - la conquête ?
Il est toujours étonnant d'entendre dire : "Nous savons que nous avons raison." Ce n'est pas la vanité qui nous le fait dire, c'est simplement que le savoir en question est axiomatique. Par exemple, nous savons qu'il est inacceptable de renvoyer dans un pays en guerre trois hommes qui ont fait la moitié de la terre pour y échapper. C'est évident, c'est universel et ça n'a pas besoin d'être démontré : c'est axiomatique. Comment, alors, tous les autres de notre peuple ne crient-ils pas aussi ?
Y a-t-il un ton juste pour désigner l'inacceptable comme inacceptable ? Se pourrait-il que l'inacceptable advienne autrement que comme événement ? Se pourrait-il qu'en fait il se sédimente ? Par exemple, il y a trente ans, il y a vingt ans, il y a seulement dix ans, la proposition d'un ministère de l'immigration et de l'identité nationale aurait été retoquée par l'électorat. Que s'est-il donc passé en France ces trente, ces vingt, ces dix dernières années, pour qu'aujourd'hui une telle administration soit instituée ?
Combien de petites choses inacceptables avons-nous dû accepter pour que cela arrive ? Et à combien de ces petites choses inacceptables avons-nous dû, collectivement et individuellement, consentir pour qu'aujourd'hui il ne soit plus évident qu'on ne renvoie pas dans un pays en guerre trois hommes qui ont fait jusqu'à nous la moitié de la terre ?
Il faut faire cette hypothèse : l'inacceptable se sédimente, imperceptiblement d'abord, jusqu'à atteindre un seuil, qui n'apparaît peut-être jamais que rétrospectivement, au-delà duquel il déborde. C'est pour cela qu'il n'y a pas de contradiction entre la résistance d'hier et la résistance d'aujourd'hui.
Résister, ce ne peut pas être seulement intervenir au moment du débordement, ce ne peut être que résister continuellement à la sédimentation de l'inacceptable puis, s'il déborde, continuer encore. A ce point de vue, il est logique que, symétriquement, Denis Kessler, ex-numéro deux du Medef, par exemple, s'enthousiasmant des premiers mois de présidence de M. Sarkozy, ait pu écrire, dans une tribune (Challenges, 4 octobre 2007) ceci : "Il s'agit aujourd'hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !"
Comment interrompre la sédimentation ? Il faudrait comprendre comment elle s'opère. Nous pourrions d'abord noter que, pour que ce qui ne peut pas être accepté le soit, pour qu'une telle contradiction se maintienne, il faut que le sens lui-même ait été atteint. Combien de fois, ces dernières années, ne nous sommes-nous pas retrouvés bouche bée devant un(e) sarkozyste qui nous expliquait pourquoi il était bon de revenir sur le droit de grève par un service minimum obligatoire, ou pourquoi il était bon d'instaurer la rétention de sûreté, ou pourquoi il aurait été bon de tester l'ADN des enfants des immigrés ?
Si nous nous retrouvons bouche bée dans ces situations, ce n'est pas du tout parce que nous avons tort. C'est parce que, pour répondre, il faudrait démontrer des évidences. C'est pourtant là que nous en sommes aujourd'hui, à ce point absurde - et pénultième - où résister, c'est redémontrer les évidences : pourquoi il n'est pas acceptable d'instaurer un bouclier fiscal pour les plus dotés dans une République qui a le mot égalité sur ses frontons ; pourquoi il ne serait pas acceptable de supprimer le juge d'instruction ; pourquoi il est inacceptable qu'un président de la République et un ministre de l'intérieur se croient permis de demander à tort et à travers que l'on déchoie les gens de leur nationalité.
Ces quelques exemples le montrent assez : l'opérateur de la sédimentation de l'inacceptable, c'est la bêtise. Ce sont les voeux et les entraînements de l'opinion courante qui clament avec Mme Lagarde, le 10 juillet 2007, au sein même de notre Assemblée nationale : "Assez pensé maintenant." C'est l'hypocrisie "habile à mal poser les problèmes pour mieux légitimer les odieuses solutions qu'on leur apporte" : considérer les retraites indépendamment des conditions du travail ou du rapport entre le travail et le capital, et dire "nous vivons plus longtemps, nous devons travailler plus longtemps" ; poser plus généralement la mondialisation capitaliste comme un phénomène irréversible sans tenir compte des moyens dont la France dispose pour contribuer à en orienter le cours, et dire "nous réformons" pour dire "nous abdiquons" ; généraliser un fait relevant du droit commun à toute une population, l'y réduire tout entière, et, à l'aube, évacuer un campement de Roms.
Il serait vain toutefois de lui répondre point par point : la bêtise est systématique. On n'argumente pas avec elle, on lui fait obstacle. Or cela ne peut se faire qu'en produisant du sens indépendamment d'elle, c'est-à-dire en déterminant un fondement où le sens pourra naître de nouveau et d'où il pourra se déployer de nouveau, exprimable et recevable collectivement : un principe. Il n'est pas anodin que tous les mouvements de résistance authentiques aient produit des idées nouvelles dans des textes ou des discours dont on prenait soin d'exposer les principes.
Ainsi le programme du Conseil national de la Résistance : "La Résistance n'a pas d'autre raison d'être que la lutte quotidienne sans cesse intensifiée" pour "instaurer, dès la libération du territoire, un ordre social plus juste". C'est que, résister, fondamentalement, c'est faire sens. Cela signifie par exemple que, pour les organisations de résistance existantes - partis, syndicats, associations, collectifs -, il serait absurde de croire pouvoir élaborer un programme politique selon l'ordre des thèmes retenus par les médias dans "l'actualité", ou selon l'ordre du calendrier de l'UMP, ou selon quelque ordre que ce soit qui n'ait pas d'abord été fondé en raison.
C'est ici, sans doute, que nos résistances auront le plus conscience de leur diversité. Solitaires ou collectives, anonymes ou publiques, scientifiques, artistiques ou directement militantes, à la lampe d'un bureau, dans les rues des villes, en réseaux, en collectifs, en associations, en syndicats, en partis, en livres, en articles, en discours, en grèves, en votes, silencieuses ou tapageuses, pour une cause singulière ou pour toutes les causes à la fois, de l'extrême gauche au centre et même à la droite où des citoyens encore se conçoivent comme des résistants, un refus nous unit pourtant : non pas celui de la personne de M. Sarkozy, qui a peu d'importance, mais de ce dont Sarkozy est le nom (...), cette certaine alliance du capitalisme, du nationalisme, du sécuritarisme, de l'autoritarisme et de la vulgarité. Unis par un même refus, pouvons-nous maintenant nous unir en une même affirmation ? C'est nécessaire : face à un bloc, si le harcèlement est indispensable, il n'est pas suffisant ; il y faut à la fin opposer une union et une unité d'action. La situation, qui est notre repère commun, peut être le vecteur de notre unité.
Si nous considérons que, dans la situation française d'aujourd'hui, la priorité de l'action est la substitution à ce pouvoir d'un ensemble politique qui, refusant d'acter le réel, prétendrait créer les conditions de notre émancipation ; que les élections nationales de 2012 sont le moment le plus proche pour opérer cette substitution ; que la gauche est la seule orientation possible de l'émancipation ; qu'au sein de la gauche électorale, le Parti socialiste tient une place prédominante ; alors nous devons agir, dans un premier temps, en vue de la victoire électorale de la gauche et du Parti socialiste en 2012.
Nous conviendrons que cela fait beaucoup d'hypothèses et qu'il en existe de moins pessimistes. Depuis trente ans, le Parti socialiste a souvent déçu ; nous ne lui accorderons pas notre confiance sans conditions. Nous n'attendons pas de lui qu'il soit un autre bloc, mais qu'il soit le point de rencontre de nos résistances - cela demande de penser une nouvelle forme de mobilisation.
Nous n'attendons pas seulement de lui qu'il nous débarrasse de ce pouvoir, mais qu'il rétablisse la République et qu'il transforme la France en ce qu'elle fut un jour aux yeux du monde, le pays de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Nous attendons de lui qu'il fasse sens. Pour lui, cela signifie de répondre à cette question : Qu'est-ce que le socialisme ?
Nous sommes un peu plus de quelques-uns à penser que c'est de la réponse à cette question que dépendra sa capacité à se hisser à la hauteur de sa responsabilité historique : rendre possible un nouveau rendez-vous des résistants, le soir d'un autre mai, quand, à la Bastille, nos cris trouveront leur écho ; résister - conquérir.