vendredi 24 septembre 2010

Il faut arrêter la dégradation du discours politique


Olivier Duhamel : "Il faut arrêter la dégradation du discours politique"
LEMONDE | 24.09.10 | 14h24 •

En France aussi, cela fonctionne. Alors comment réagir ?

C'est un énorme problème pour les démocrates. Rester dans la posture intellectuelle de l'analyse et de la dénonciation ne suffit pas. Il faut essayer de contenir ce populisme xénophobe qui l'a emporté en Italie. Et surtout ne pas le confondre avec les partis fascistes d'autrefois, sinon on ne comprend rien à son efficacité.

Ce sont des mouvements protestataires identitaires qui puisent une force considérable dans la mondialisation, l'inéluctable progression de l'immigration, la réduction de la démographie en Europe, la progression de l'islamisme radical. Il faut réfléchir vraiment à la manière d'arrêter la dégradation du discours politique, qui n'est pas seulement quelque chose de gênant à l'égard d'une époque, du reste un peu idéalisée, où les débats politiques demeuraient courtois, mais une radicalisation populiste très dangereuse.

La gauche n'est-elle pas enfermée dans un pur discours de protestation ?

Supposons que Sarkozy choisisse de manière cohérente la ligne populiste et une alliance avec Marine Le Pen, si elle fait un bon score au premier tour de l'élection présidentielle. Là, si la gauche se contente d'appeler à un front antifasciste, elle peut perdre. Car qu'est-ce qui mobilise un peuple ? Se voir offrir ce qu'il croit être une solution à ses angoisses et ses souffrances.

Pendant un siècle, la religion communiste a offert une réponse magnifique, qui s'est avérée catastrophique. C'est la droite populiste xénophobe qui offre aujourd'hui cette réponse simple aux souffrances, en disant "vous souffrez à cause de tous ces gens pas comme nous". Et c'est efficace. La gauche ne peut pas offrir une réponse simple. Elle ne doit pas dénoncer, mais construire des réponses complexes, pour démontrer l'inanité du populisme xénophobe. Obama a réussi cela. D'autres aussi. Ce n'est pas impossible, à condition de ne pas se cantonner dans le discours, dans la dénonciation, si juste soit-elle. Il faut des propositions qui fassent sens pour les jeunes qui ne vont plus voter.
Josyane Savigneau (Controverse)

mercredi 1 septembre 2010

Quand le social fait défaut


Claire Lévy-Vroelant, professeure de sociologie à l'université Paris-VIII

Le Monde du 2/09/2010

La mesure "APL ou demi-part fiscale" annoncée en juillet dernier n'aura pas fait long feu. Les 650 000 familles concernées et leurs enfants étudiants peuvent donc se rassurer sur ce point. Reste le remplacement du crédit d'impôt sur les intérêts d'emprunt immobilier par un prêt à taux zéro dit universel. Du point de vue des économies budgétaires, dans un cas comme dans l'autre, le gain attendu était mince, de l'ordre de 200 millions d'euros. Pas de quoi révolutionner le budget de l'Etat ; pas de quoi non plus, ce qui est au moins aussi préoccupant, apporter des solutions au problème lancinant de l'inadéquation entre l'offre et la demande de logements – dont les étudiants et les jeunes en général sont parmi les premières victimes.

L'apparent flottement concernant la réduction des "niches fiscales" est cependant emblématique des changements de fond qui affectent non seulement les politiques du logement et la façon de les conduire, mais aussi le pacte social dans sa double dimension politique et morale. Tout se passe comme si le logement n'était plus un objet politique à part entière. Les manifestations de ce délitement sont perceptibles diversement.

Tout d'abord, un répertoire de notions superficiellement consensuelles s'est installé au détriment d'une analyse en termes de conflit et de pouvoir. Or, ce que l'on sait depuis le milieu du XIXe siècle, mais qui ne semble plus avoir cours aujourd'hui, c'est que la crise du logement est le produit de réponses politiques, elles-mêmes élaborées et travaillées par les rapports de force qui s'établissent entre les groupes de pression. Dans les années 1950 et suivantes, toute analyse des choix politiques passait par la prise en compte des acteurs en présence (locataires et candidats à un logement, propriétaires, patronat, constructeurs, financeurs), de leurs organes (confédérations, organismes de conseils, chambres syndicales, regroupements et unions, presse et radiodiffusion) et des relations qu'ils entretenaient avec le pouvoir. Leur capacité de lobbying et de mobilisation retenait à juste titre l'attention et permettait d'expliquer l'adoption d'une option ou l'abandon d'une autre. Mais faut-il aujourd'hui se réjouir du "succès" des organisations étudiantes et familiales, ou déplorer l'absence d'arbitrage au plus haut niveau ?

On peut avancer que cet effacement des acteurs n'est pas sans rapport avec la redéfinition du social : le traitement politique du logement révèle comment le social est lui-même en crise. Le passage des protections collectives à la responsabilisation individuelle exprime les choix effectués ces dernières années. En matière de logement, l'injonction propriétaire (il fallait atteindre les 70 %) a légitimé la recherche de solutions individuelles dont le caractère antisocial (dans la mesure où l'argent public finissait par servir la spéculation privée) et parfois risqué (dans la mesure où des placements se sont avérés contreproductifs ou des emprunts impossibles à honorer) n'est jamais véritablement mise en question. Pire, les politiques ont joué sur du velours, et c'est sur l'assentiment quasi général autour de la supériorité de la propriété sur la location que la marginalisation et la stigmatisation du logement social, et de la condition locataire, ont prospéré. Un des résultats du triomphe de cette option est la quasi-fermeture du système du logement.

ENTRE ÉGALITÉ ET LIBERTÉ, LE DIVORCE EST CONSOMMÉ

Aujourd'hui, ses composantes apparaissent déconnectées. Les inégalités devant le logement dessinent une morphologie sociale nette : on est propriétaire, ou locataire, ou maintenant hébergé. Les enjeux qui animent les rapports entre locataires et propriétaires, bien que réglés par des dispositifs légaux précis, sont viciés par l'ampleur du déséquilibre entre l'offre et la demande, au point que le secteur social lui-même peine à remplir une mission rendue plus ardue. La propriété d'occupation, qui concerne de moins en moins les primo-accédants, est le statut des héritiers et des titulaires d'emploi stable ; le logement social continue à s'adresser à ceux qui, bien que bénéficiant d'une position stable dans l'emploi, ont des revenus modestes et en tous cas insuffisants pour obtenir un prêt bancaire ; le locatif privé, socialement indispensable, a été si profondément remanié et renchéri par les politiques publiques et urbaines qu'il peine lui aussi à rencontrer la demande. En lieu et place d'un secteur de logements à loyers raisonnables, le "très social" enfin, secteur composite et en pleine expansion entre logement et hébergement, organisé selon des logiques privées et caritatives mais encadré par l'Etat, est destiné à ceux situés à la périphérie du travail, ou sans travail du tout.

Dans les années dites "glorieuses", le passage d'un secteur à l'autre, en des "parcours résidentiels ascendants", était le modèle dominant incarnant la mobilité sociale : "l'itinéraire type d'un ménage ordinaire" s'originait dans le logement bas de gamme vétuste et étroit, et, après un passage en HLM, on accédait à l'occupation en propriété de la résidence principale. La capacité d'intégration du marché du travail facilitait les choses. Force est de constater qu'aujourd'hui, le passage n'est plus ni linéaire, ni "garanti". Mieux, ou pire, les secteurs sont disjoints aussi dans la prise en charge politique : le soutien à la "filière logement" et à l'accession sont du ressort des finances, le logement lui-même, dont le volet assistance constitue une part importante de la mission du secrétaire d'Etat, n'a pas la même légitimité.

La fragmentation des parties qui composent le secteur du logement est en rapport étroit avec celle qui travaille la société toute entière. Si, comme ce gouvernement semble le tenir pour acquis, l'horizon ultime de tout un chacun est l'accession à la sécurité individuelle, via entre autre la propriété privée du logement, l'avenir de la sécurité collective est en danger. Entre égalité et liberté, le divorce est consommé. Cet éclairage devrait permettre de ne plus ajouter foi au pouvoir d'un appel incantatoire à une introuvable cohésion sociale, et à clarifier, sans angélisme mais avec fermeté, les conditions auxquelles l'Etat pourrait soutenir l'initiative privée. Il devrait inviter à renoncer à l'individualisation à outrance, et à attaquer de front les questions de la refondation du social et de l'intérêt commun : la liberté individuelle est certes une valeur cardinale, mais qui serait de peu de portée sans l'horizon universaliste de la réduction des inégalités et de la justice sociale. Il faut re-politiser la question du logement.


Claire Lévy-Vroelant, professeure de sociologie à l'université Paris-VIII

Phnom Penh

Guy Sorman, écrivain et essayiste

Un événement considérable s'est produit, à Phnom Penh, le 26 juillet. Un certain "Douch" a été condamné à trente-cinq ans de prison pour avoir dirigé, de 1975 à 1979, le centre de torture de la capitale : quelque 12 000 victimes. Douch fut donc l'un des rouages de la machine exterminatrice du règne dit des Khmers rouges.

Contrairement au tribunal de Nuremberg, qui, en 1945, jugea les dignitaires nazis, Tokyo, en 1946, contre les fascistes japonais, ou La Haye contre les crimes en Yougoslavie, le procès de Phnom Penh n'est pas géré par des puissances victorieuses : il opère au sein de la justice cambodgienne, certes financé par les Nations unies.

La légitimité de ce tribunal est imparfaite ? Elle reste supérieure à celle de Nuremberg. Douch aura fait valoir qu'il obéissait aux ordres de ses supérieurs : évidemment, puisque tel fut l'alibi des dirigeants nazis, à Nuremberg, et celui d'Adolf Eichmann, à Jérusalem, en 1961.

Qui juge-t-on vraiment à Phnom Penh ? Il subsiste dans les médias comme une tentation de réduire les crimes de Douch à des circonstances locales. Certes, nous ne sommes plus en 1975 quand Libération titrait "Le drapeau de la Résistance flotte sur Phnom Penh". Et Le Monde, dans un éditorial publié le jour de la condamnation de Douch, a admis que sa rédaction fit preuve, à l'époque, d'une effrayante cécité. Tout n'est pas dit pour autant.

Un lecteur peu informé pourrait croire qu'en 1975 s'est abattue sur le Cambodge une regrettable catastrophe, sous le nom de "Khmers rouges", et que cette rébellion, venue on ne sait d'où, aurait tué le quart de la population. A qui, à quoi, devrait-on imputer ce que le tribunal a qualifié de "génocide". Ne serait-ce pas la faute des Américains ? En installant au Cambodge un régime à leur solde, ceux-ci n'auraient-ils pas provoqué comme un choc en retour, une réaction nationaliste ?

Ou bien, ce génocide ne serait-il pas un héritage propre à la civilisation khmère ? Des historiens relativistes fouillent le passé du côté d'Angkor Vat (construit par des esclaves, un signe prémonitoire n'est-ce pas ?) pour excaver un précédent. Mais, l'arme du crime, on la trouvera plutôt dans ce que les Khmers rouges déclaraient : de même qu'Hitler avait décrit ses crimes par avance, Pol Pot avait expliqué qu'il détruirait son peuple pour en créer un nouveau.

Pol Pot se disait communiste ; il l'était devenu, à Paris, dans les années 1960. Puisque Pol Pot et son régime se disaient communistes - d'aucune manière les héritiers de quelque dynastie cambodgienne -, il faut admettre qu'ils l'étaient vraiment, communistes.

Ce que les Khmers rouges imposèrent, ce fut le communisme réel : il n'y eut pas, en termes conceptuels ou concrets, de distinction radicale entre leur règne et le stalinisme, le maoïsme, le castrisme ou la Corée du Nord.

Les régimes communistes suivent tous des trajectoires étrangement ressemblantes, que colorent à peine les traditions locales. Dans tous les cas, ces régimes entendent faire du passé table rase et créer un homme nouveau ; dans tous les cas, les bourgeois, les intellectuels et les sceptiques sont exterminés.

Les Khmers rouges regroupèrent la population urbaine et rurale dans des communautés agricoles calquées sur les précédents russe et chinois, les kolkhozes et les communes populaires, pour les mêmes raisons idéologiques et avec le même résultat : la famine. Sous toutes les latitudes, le communisme réel patauge dans le sang : extermination des koulaks en Russie, Révolution culturelle en Chine, extermination des intellectuels à Cuba. Le communisme réel sans massacre, sans camps de concentration, goulag ou laogaï, cela n'existe pas. Et si cela n'a pas existé, il faut en conclure qu'il ne pouvait en être autrement : l'idéologie communiste conduit à la violence de masse parce que la masse ne veut pas du communisme réel.

Le procès de Douch est donc le premier procès d'un apparatchik communiste responsable dans un régime officiellement et réellement communiste (une thèse que je partage avec Francis Deron, auteur du remarquable Procès des Khmers rouges, Gallimard, 2009). Le procès du nazisme fut instruit à Nuremberg, en 1945, celui du fascisme japonais, à Tokyo, en 1946, mais celui du communisme ?

Les quelques condamnations de dirigeants communistes en Europe de l'Est furent prononcées à titre individuel plus que systémique. Bien que le communisme réel ait tué ou dégradé plus de victimes que le nazisme et le fascisme réunis, le procès concret du communisme réel ne s'était, jusqu'à Phnom Penh, jamais tenu sur les lieux du crime.

Là où les communistes conservent le pouvoir - La Havane, Pékin, Hanoï -, ils bénéficient encore d'une vague immunité progressiste. Là où ils ont perdu le pouvoir, les communistes ont organisé leur propre immunité en se reconvertissant en sociaux-démocrates, en hommes d'affaires, en leaders nationalistes : cas général dans l'ex-Union soviétique.

Le seul procès possible et concret, celui du communisme réel par ses victimes, n'a donc sa place qu'au Cambodge. Pour l'avenir, il faut imaginer, c'est incertain, un procès du communisme à Pyongyang, intenté par les victimes coréennes, ou un procès de Pékin. Si ces procès devaient un jour se tenir, on serait étonné par la similarité des crimes et par celle des alibis : partout des accusés sans courage se décriraient en marionnettes passives, aux ordres d'un supérieur introuvable.

Une caractéristique étrange du communisme réel, révélée à Phnom Penh, est qu'après sa chute, aucun apparatchik communiste ne se réclame plus du communisme. Le procès de Phnom Penh montre combien le marxisme est utile pour revendiquer le pouvoir, prendre le pouvoir et l'exercer de manière absolue, mais le marxisme comme idéal n'est revendiqué par personne, pas même par ses anciens dirigeants.

Les Khmers rouges ont tué au nom de Marx, Lénine et Mao, mais ils préfèrent finir comme des renégats plutôt que marxistes. Cette lâcheté des Khmers rouges devant leurs juges révèle le communisme sous un jour nouveau : le communisme est réel, mais il n'est pas vrai, puisque nul n'y croit.

Guy Sorman, écrivain et essayiste

Phnom Penh

Guy Sorman, écrivain et essayiste

Un événement considérable s'est produit, à Phnom Penh, le 26 juillet. Un certain "Douch" a été condamné à trente-cinq ans de prison pour avoir dirigé, de 1975 à 1979, le centre de torture de la capitale : quelque 12 000 victimes. Douch fut donc l'un des rouages de la machine exterminatrice du règne dit des Khmers rouges.

Contrairement au tribunal de Nuremberg, qui, en 1945, jugea les dignitaires nazis, Tokyo, en 1946, contre les fascistes japonais, ou La Haye contre les crimes en Yougoslavie, le procès de Phnom Penh n'est pas géré par des puissances victorieuses : il opère au sein de la justice cambodgienne, certes financé par les Nations unies.

La légitimité de ce tribunal est imparfaite ? Elle reste supérieure à celle de Nuremberg. Douch aura fait valoir qu'il obéissait aux ordres de ses supérieurs : évidemment, puisque tel fut l'alibi des dirigeants nazis, à Nuremberg, et celui d'Adolf Eichmann, à Jérusalem, en 1961.

Qui juge-t-on vraiment à Phnom Penh ? Il subsiste dans les médias comme une tentation de réduire les crimes de Douch à des circonstances locales. Certes, nous ne sommes plus en 1975 quand Libération titrait "Le drapeau de la Résistance flotte sur Phnom Penh". Et Le Monde, dans un éditorial publié le jour de la condamnation de Douch, a admis que sa rédaction fit preuve, à l'époque, d'une effrayante cécité. Tout n'est pas dit pour autant.

Un lecteur peu informé pourrait croire qu'en 1975 s'est abattue sur le Cambodge une regrettable catastrophe, sous le nom de "Khmers rouges", et que cette rébellion, venue on ne sait d'où, aurait tué le quart de la population. A qui, à quoi, devrait-on imputer ce que le tribunal a qualifié de "génocide". Ne serait-ce pas la faute des Américains ? En installant au Cambodge un régime à leur solde, ceux-ci n'auraient-ils pas provoqué comme un choc en retour, une réaction nationaliste ?

Ou bien, ce génocide ne serait-il pas un héritage propre à la civilisation khmère ? Des historiens relativistes fouillent le passé du côté d'Angkor Vat (construit par des esclaves, un signe prémonitoire n'est-ce pas ?) pour excaver un précédent. Mais, l'arme du crime, on la trouvera plutôt dans ce que les Khmers rouges déclaraient : de même qu'Hitler avait décrit ses crimes par avance, Pol Pot avait expliqué qu'il détruirait son peuple pour en créer un nouveau.

Pol Pot se disait communiste ; il l'était devenu, à Paris, dans les années 1960. Puisque Pol Pot et son régime se disaient communistes - d'aucune manière les héritiers de quelque dynastie cambodgienne -, il faut admettre qu'ils l'étaient vraiment, communistes.

Ce que les Khmers rouges imposèrent, ce fut le communisme réel : il n'y eut pas, en termes conceptuels ou concrets, de distinction radicale entre leur règne et le stalinisme, le maoïsme, le castrisme ou la Corée du Nord.

Les régimes communistes suivent tous des trajectoires étrangement ressemblantes, que colorent à peine les traditions locales. Dans tous les cas, ces régimes entendent faire du passé table rase et créer un homme nouveau ; dans tous les cas, les bourgeois, les intellectuels et les sceptiques sont exterminés.

Les Khmers rouges regroupèrent la population urbaine et rurale dans des communautés agricoles calquées sur les précédents russe et chinois, les kolkhozes et les communes populaires, pour les mêmes raisons idéologiques et avec le même résultat : la famine. Sous toutes les latitudes, le communisme réel patauge dans le sang : extermination des koulaks en Russie, Révolution culturelle en Chine, extermination des intellectuels à Cuba. Le communisme réel sans massacre, sans camps de concentration, goulag ou laogaï, cela n'existe pas. Et si cela n'a pas existé, il faut en conclure qu'il ne pouvait en être autrement : l'idéologie communiste conduit à la violence de masse parce que la masse ne veut pas du communisme réel.

Le procès de Douch est donc le premier procès d'un apparatchik communiste responsable dans un régime officiellement et réellement communiste (une thèse que je partage avec Francis Deron, auteur du remarquable Procès des Khmers rouges, Gallimard, 2009). Le procès du nazisme fut instruit à Nuremberg, en 1945, celui du fascisme japonais, à Tokyo, en 1946, mais celui du communisme ?

Les quelques condamnations de dirigeants communistes en Europe de l'Est furent prononcées à titre individuel plus que systémique. Bien que le communisme réel ait tué ou dégradé plus de victimes que le nazisme et le fascisme réunis, le procès concret du communisme réel ne s'était, jusqu'à Phnom Penh, jamais tenu sur les lieux du crime.

Là où les communistes conservent le pouvoir - La Havane, Pékin, Hanoï -, ils bénéficient encore d'une vague immunité progressiste. Là où ils ont perdu le pouvoir, les communistes ont organisé leur propre immunité en se reconvertissant en sociaux-démocrates, en hommes d'affaires, en leaders nationalistes : cas général dans l'ex-Union soviétique.

Le seul procès possible et concret, celui du communisme réel par ses victimes, n'a donc sa place qu'au Cambodge. Pour l'avenir, il faut imaginer, c'est incertain, un procès du communisme à Pyongyang, intenté par les victimes coréennes, ou un procès de Pékin. Si ces procès devaient un jour se tenir, on serait étonné par la similarité des crimes et par celle des alibis : partout des accusés sans courage se décriraient en marionnettes passives, aux ordres d'un supérieur introuvable.

Une caractéristique étrange du communisme réel, révélée à Phnom Penh, est qu'après sa chute, aucun apparatchik communiste ne se réclame plus du communisme. Le procès de Phnom Penh montre combien le marxisme est utile pour revendiquer le pouvoir, prendre le pouvoir et l'exercer de manière absolue, mais le marxisme comme idéal n'est revendiqué par personne, pas même par ses anciens dirigeants.

Les Khmers rouges ont tué au nom de Marx, Lénine et Mao, mais ils préfèrent finir comme des renégats plutôt que marxistes. Cette lâcheté des Khmers rouges devant leurs juges révèle le communisme sous un jour nouveau : le communisme est réel, mais il n'est pas vrai, puisque nul n'y croit.

Guy Sorman, écrivain et essayiste